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D’autres fois, ce sont les acteurs qui inventent eux-mêmes une remarque,  une séquence, avec l’aide du scénariste, et là, leur complicité joue à plein.  Brett et Burke, espiègles l’un et l’autre, ont d’après Cox multiplié eux-mêmes les plaisanteries sur l’appétit de Watson, et  élaboré le sketch des Hommes Dansants où Watson explique aux autres  comment déchiffrer un code, et la fréquence de la lettre  E dans la langue anglaise. Le délectable petit moment où, dans Les Six Napoléons, Holmes et Watson surprennent Lestrade à jeter un œil hésitant mais curieux dans le dossier de Holmes, se retirent sur la pointe des pieds en réprimant leur rire, et reviennent bruyamment, la mine réjouie, sans faire mine de s’être aperçus de son indiscrétion,  est dû à l’initiative de Brett et Hardwicke (D’après Dancing in the Moonlight). Cette séquence valorise Watson : il est le compagnon intime, le complice de Holmes, son égal. De même, Brett modifie légèrement son texte à la fin du Manoir de l’Abbaye : au lieu de dire gentleman of the Jury, il prononce gentle-man of the jury, soulignant ainsi le bon naturel de Watson et ses qualités humaines exemplaires.  Et ce ne sont que quelques exemples parmi bien d’autres...
 
La série Granada a décidément servi Watson du mieux qu’elle le pouvait, et elle le lui a bien rendu. David Burke lui a apporté sa vivacité, son espièglerie, son expressivité, sa drôlerie, Edward Hardwicke son aspect rassurant d’oncle de rêve, ses manières paternelles, son humour discret. L’excellente entente entre les acteurs semble avoir opéré une sorte de contamination entre personnes réelles et personnages, qui a, je crois, inspiré et nourri leur interprétation de la relation entre Holmes et Watson. Elle a, en tout cas, favorisé la créativité des acteurs, qui ont collaboré avec scénaristes et producteur pour donner plus de consistance au rôle du bon docteur. L’époque des Watson effacés ou burlesques était bien close, et la voie ouverte à des interprétations du bon docteur qui le feraient rivaliser d’importance et de séduction avec le Maître.
 

Monique CLAISSE
Qui s’intéresse au bon docteur Watson ? Qui l’aime ? Mais…tout le monde ! Et même si, dans les titres de Sir Arthur Conan Doyle, ne figure que le nom de Sherlock Holmes, les « Aventures » que nous lisons, à nos yeux, ce sont celles de Holmes ET Watson.
 
Lorsque Michaël Cox a entrepris de lancer la série Granada, son point de vue n’était guère  différent. Pour lui, comme il l’écrit dans A Study in Celluloïd, Holmes et Watson forment une équipe indissociable, et trouver le « bon Watson » est aussi important que de trouver le « bon Holmes ». Selon Jeremy Bett, également, le personnage de Watson est fondamental : «  La relation entre Holmes et Watson est, je pense, le centre du problème. Je pense que Watson est un homme très fort, il a un rythme de vie, des habitudes régulières ; il a un métier- un métier normal-, il a été à l’armée, il a vécu parmi les hommes, et il a beaucoup d’amis, et ses clubs, et son cabinet, plus son épouse ; alors que Holmes est un être totalement isolé : il n’a qu’un ami, et c’est Watson. Vraiment, c’est très gentil de la part de Watson de rester avec lui. » (Cité par R. Dixon Smith dans An Adventure in Canonical Fidelity).
 
Pas question, donc, pour Cox et son équipe, de faire de Watson un personnage insignifiant suivant Holmes comme un caniche, et encore moins  un bouffon. En effet, le producteur de la série Granada juge invraisemblable que Holmes ait pu partager son logement et son travail avec une tête d’oiseau. Il est donc impensable  que son Watson ressemble à Nigel Bruce, dont il reconnaît d’ailleurs le talent comique et explique l’interprétation burlesque par la volonté de donner une réelle existence au  personnage,  parfois réduit jusque- là à une présence quasi-muette. Le Watson de Granada serait donc un homme raisonnable, fringant, pourvu d’une intelligence normale et d’un grand sens de l’humour.
 
Mais il resterait célibataire. En effet, Cox fait remarquer que Conan Doyle a marié Watson à Mary Morstan à la fin du Signe des Quatre, mais que dans les cinquante-huit histoires qui suivent, il est tantôt marié, tantôt non. Probablement veuf au moment du retour de Sherlock Holmes, il semble marié de nouveau dans certaines des dernières histoires. Le producteur dit comprendre que le mystère des mariages de Watson puisse fasciner indéfiniment les Holmésiens érudits, mais estime qu’il constitue un problème insurmontable pour une adaptation filmée : impossible de montrer, dans certains épisodes, Watson bien installé dans le célèbre ménage de célibataires du 221B, et dans d’autres, goûtant soudain  les félicités de la vie conjugale.
 
L’équipe décida donc fermement, bien qu’à regret, que Watson, serait sensible au charme féminin, mais ne quitterait pas Baker Street. Bending the Willow de David Stuart Davies, nous informe de manière plus précise encore sur le point de vue de l’équipe Granada. L’ouvrage rapporte ces propos de Cox : Ce qui fait la force de l’ensemble des histoires, c’est le fait que la relation de Holmes et de Watson soit une des plus grandes amitiés de la littérature. Et ça ne fonctionne pas parfaitement s’il y a une épouse dans le coin. A mon avis, Doyle a plutôt regretté d’avoir fait partir Watson en le mariant.
Toutes les critiques s’accordent sur le fait que la relation entre Holmes et Watson apparaît extrêmement chaleureuse dans la série – bien que le code victorien très strict qu’elle s’attache à respecter interdise les grandes effusions- mais selon David Stuart Davies de manière moins marquée dans les derniers épisodes ( Alors, hélas, Jeremy n’était plus en pleine possession de ses moyens)-. De fait, les relations entre les acteurs étaient excellentes, et elles ont probablement rejailli sur leur interprétation. David Burke et Jeremy Brett s’entendirent immédiatement, sur la scène et hors de scène. Quant à Edward Hardwicke, il éprouvait envers Brett une vive et profonde amitié, à laquelle il est resté fidèle toute sa vie  (I was immensely fond of Jeremy and I owe him a great deal, cité par David Stuart Davies dans Dancing in the Moonlight). A sa sortie de l’hôpital de Maudesley, où il avait séjourné après Le Retour de Sherlock Holmes, par exemple, Hardwicke a veillé sur lui, l’a invité, rencontré, lui a téléphoné régulièrement. Il s’est comporté, écrit David Stuart Davies, comme Watson aurait pu le faire envers Holmes. C’est toute une alchimie qui s’opère entre fiction et réalité.  
 
Brett, par exemple, apprécie grandement le jeu d’Hardwicke au moment où Holmes réapparaît devant lui dans La Maison vide : J’ai été très touché par son interprétation. Son évanouissement et son soulagement évident face au  retour de son ami étaient tout à fait émouvants. Jeremy est touché par Edward en tant que Watson, mais cette image de Watson, il sent qu’elle reflète la sensibilité d’Edouard. La sympathie de Jeremy est dirigée et vers le personnage, et vers celui qui le joue. L’émotion ressentie est celle de Jeremy en tant que lui-même mais aussi en tant qu’ Holmes… personne et personnage se confondent.  
 
L’entente et la complicité flagrantes entre les acteurs va les aider à trouver de conserve, avec l’aide du producteur et des scénaristes, des moyens discrets (forcément discrets, ils doivent respecter le credo de la fidélité aux textes) mais efficaces de nourrir et vivifier le rôle de Watson. C’est parfois le scénariste qui a l’initiative. Alan Plater a, par exemple, prolongé le dernier paragraphe du Cycliste solitaire par une petite scène de comédie où l’on voit Holmes et Watson, absorbés par une expérience, laisser le 221B se remplir d’une épaisse fumée malodorante qui provoquera l’intervention des pompiers. Ou bien, l’adaptation filmée gommant le rôle de narrateur de Watson, puisque le film nous donne directement à voir l’action, le scénario nous le montre dans son activité d’écrivain. Ainsi, à la fin des Hêtres rouges, nous voyons Watson lisant à Holmes, avec une autosatisfaction évidente, la conclusion de son récit. Holmes approuve avec déférence, les spectateurs étant seuls à voir la grimace malicieuse que lui inspire le style pompeux de son ami.  
 
John Hawkesworth a tenu compte de même de l’existence et des sentiments de Watson dans le scénario de La Maison vide. Watson est évidemment blessé d’apprendre que Holmes, tandis qu’il le tenait dans l’ignorance, a informé son frère Mycroft de sa survie. Loin de tenir pour négligeable les sentiments de Watson, Hawkesworth a ajouté une réplique où s’exprime son amertume, et une autre où Holmes s’efforce de l’apaiser :
 
"Je me serais cru aussi digne de confiance que votre frère Mycroft..."
"Bien sûr que vous l’êtes, Watson, mais vous avez un cœur plus sensible."
Jeremy Brett et Edward Harwicke adhéraient à ce point de vue. D’après Brett, Mary aurait été une gêne. Watson était plus amoureux de Holmes –dans un sens chaste- qu’il n’aurait pu l’être de n’importe quelle femme. Il n’aurait jamais voulu abandonner l’excitation, le danger. Et Edward Hardwicke d’ajouter : Doyle a écrit le livre comme une œuvre isolée, il n’a jamais pensé qu’il allait de nouveau utiliser les personnages. Le mariage de Watson aurait donc été conçu comme un point final.
 
Restait au producteur de la série Granada à trouver son Watson. Il n’a eu, dit-il, aucun mal à le faire : le nom de David Burke s’est imposé à lui tout de suite. Burke avait été formé à la Royal Academy of Dramatic Art. C’était un acteur shakespearien, mais il avait aussi joué des rôles importants dans des fictions modernes et Cox avait travaillé avec lui en 1972 dans la série Holly. Il le jugeait capable d’apporter à son personnage beaucoup de chaleur et d’esprit. Mais accepterait-il de jouer les seconds rôles ? Par bonheur, David Burke se laissa tenter, et quand, après la seconde saison, il refusa de continuer pour des raisons familiales, c’est lui qui proposa Edward Hardwicke pour le remplacer. Hardwicke était également passé par la Royal Academy of Dramatic Art, il avait travaillé pour le National Theatre et était bien connu à la télévision, en particulier pour son rôle dans Colditz. Il n’essaya pas d’imiter son prédécesseur, mais créa son propre Watson, un homme légèrement plus âgé, plus sérieux, attristé par la tragédie de Reichenbach... Le  Watson que Burke aurait pu devenir, après trois ans de deuil...
 
Mais le rôle de Watson est loin d’être facile pour un acteur. Car il exige que l’on ait de la présence alors que l’on a très peu à dire et à faire  la plupart du temps. Cox eut donc pour objectif  de lui donner un rôle plus actif, et davantage de texte. Mais il était limité dans ses initiatives par le principe de la série : elle devait rester aussi fidèle que possible aux récits de Doyle. Impossible d’ajouter de multiples ou spectaculaires péripéties ayant pour héros Watson. Cox cite une lettre de Burke où il exprime sa lassitude et sa frustration. Il estime avoir épuisé toutes les manières de traduire l’incompréhension et l’admiration face aux faits et gestes du « Génie Résidant ». Il craint de finir par ennuyer le public et demande avec humour si Watson ne pourrait pas jongler un peu ou, à l’occasion, entrer dans la cage aux lions. Il reconnaît qu’il est difficile d’étoffer son rôle, Watson n’étant pas essentiellement chez Doyle  « une bouche » mais plutôt « un œil » et « une oreille ». Edward Hardwicke a eu plus d’occasion, finalement, de jouer un rôle actif, par exemple dans Le Chien des Baskerville, où Homes est souvent absent, et Watson au premier plan.
 
Quoi qu’il en soit, les deux Watson ont suscité l’approbation générale. David Stuart Davies écrit par exemple que David Burke a donné au personnage une formidable chaleur, et en a fait une figure rassurante pour tous ceux que déstabilisait l’indifférence froidement scientifique de Holmes envers tout ce qui l’entourait (Dancing in the Moonlight). Dans le même ouvrage, il loue le charme discret et serein qu’Edward Hardwicke a insufflé au bon docteur.
Holmes reconnaît que "bien qu'il ne soit pas une lumière, Watson est toutefois un conducteur de lumière... bien qu'il ne soit pas un génie, il a le don de stimuler le génie des autres...."
 
Holmes ajoute : "...si je m'alourdis d'un compagnon dans mes diverses petites enquêtes ce n'est ni par sentiment ni par caprice : c'est parce que Watson possède en propre quelques qualités remarquables, auxquelles dans sa modestie il accorde peu d'attention, accaparé qu'il est par celle qu'il voue (exagérément) à mes exploits. Un associé qui prévoit vos conclusions et le cours des événements est toujours dangereux ; Mais le collaborateur pour qui chaque événement survient comme une surprise perpétuelle, et pour qui l'avenir demeure constamment un livre fermé, est vraiment un compagnon idéal."
La série Granada, ou l’irrésistible ascension du docteur Watson