LE CATALYSEUR
Après le décès de sa femme en Août 1985, Jeremy s'immergea de nouveau dans son travail pour tenter d'échapper à son chagrin. Malheureusement, ce dernier était loin d'être vaincu. Il faudrait négocier avec lui. Il ne devrait pas être différé ou nié. Comme Jeremy l'avoua plus tard à sa compagne, Linda Pritchard, "Ne soyez pas trop courageuse. Le courage est une belle chose en certaines occasions, mais quelquefois il peut être une chose dangereuse. Garder le sourire aux lèvres n'est pas toujours le mieux". Peine et colère non résolues, aggravées par le surmenage et l'épuisement des longues journées de tournage et des nuits solitaires dans des chambres d'hôtel, furent dévastatrices.
Les premiers épisodes du "Retour" bouclés, Jeremy s'écroula et sombra dans une sévère dépression. En 1986, il est transporté en ambulance à l'hôpital psychiatrique de Maudsley, Danmark Hill, à Londres. Il passa les premières semaines, allongé sur son lit, sans pouvoir rien faire d'autre. Plus tard Jeremy disait que son monde "était devenu blanc" "went white" et que tout ce qu'il pouvait faire, était de "rester immobile les poings serrés contre son visage".
Son hospitalisation dura dix semaines et Jeremy eut peur de ne plus jamais être capable d'exercer son métier. Très diminué par le traitement, il avait du mal à se concentrer et à s'exprimer correctement. Edward Hardwicke, venu lui rendre visite, eut le coeur serré en le voyant dans cet état. David qui aimait et admirait énormément son père, fut si bouleversé, que Jeremy se jura de ne plus infliger de peine à quiconque. Il trouva force et volonté pour se remettre assez rapidement. Jeremy ne voulait plus jamais risquer sa santé mentale pour ce satané Holmes : "Va te faire fiche, Holmes!"
Pourtant dès sa sortie, il s'est immédiatement rendu sur le tournage du "Signe des Quatre". Et, incroyablement, il allait triompher plus tard sur scène dans "Le Secret de Sherlock Holmes".
LE CONSTAT CLINIQUE
Rétrospectivement, il semble clair que Jeremy présentait le profil d'un maniaco dépressif. La description des symptômes cliniques correspond parfaitement à ceux qu'il éprouva : "Vos sensations peuvent devenir si intenses qu'elles prennent complètement le dessus, et que vous perdez contact avec le monde réel. La période "maniaque" habituellement est l'épisode qui doit conduire la personne à être hospitalisée.
Durant cette période, vous pouvez vous sentir très "haut". L'euphorie peut ne pas être évidente à ceux qui ne vous connaissent pas bien, mais les amis et les êtres chers arrivent à la reconnaître comme étant inhabituelle ou typique de la phase de manie. Vos paroles et vos pensées semblent défiler à grande vitesse, si vite qu'il est difficile de les comprendre.
L'estime de soi peut remonter en flèche, souvent jusqu'à la folie des grandeurs. Vous vous sentez capable d'assumer plus d'activités que vous ne le pourriez raisonnablement. Et si ces activités sont vouées à l'échec, une grande irritabilité peut se produire. Vous pouvez avoir une incapacité à juger les conséquences de vos actes, qui se manifestent par des folies d'achat, une activité sexuelle destructrice, des décisions professionnelles déraisonnables, ou une façon de conduire imprudente. Vous pouvez changer d'humeur fréquemment, passer du rire aux larmes, et il peut se produire des délires et des hallucinations".
LES SIGNES AVANT-COUREURS
La dépression de Jeremy ne s'avéra pas être un simple état temporaire, mais la manifestation extrême du désordre bipolaire dont il souffrait. La maladie, restée larvée en lui, évoluait sournoisement. Quand ses défenses s'écroulèrent face aux évènements stressants et douloureux de sa vie, elle prit le dessus. Cette révélation lui causa un choc. Jeremy réalisa avec effroi qu'il lui avait été impossible de s'en rendre compte et qu'il avait été malade peut être depuis toujours. De même les symptômes – déprimes alternant avec pics euphoriques – avaient été mis sur le compte de son tempérament d'artiste.
Après introspection, il réalisa que son hyperactivité, ses nuits sans sommeil, son esprit constamment en ébullition, ses variations d'humeur... étaient le fait de sa pathologie.
Il semble que les premiers signes de ses troubles se soient manifestés à l'époque de la Central School of Speach and Drama. Les étudiants pouvaient le voir s'exalter sur scène pour un rien ou disparaître au beau milieu d'une soirée sans explication. Son mariage avec Anna Massey a sans doute souffert de son comportement expansif, lunatique, de son énergie inépuisable.
Au restaurant, Jeremy pouvait offrir une tournée générale au Champagne ou des fleurs à toute l'équipe de tournage. Il répliquait que tout le monde aimait les fleurs. Et il est vrai qu'on trouvait Jeremy charmant et excentrique dans le bon sens du terme, tout le monde appréciait sa fantaisie, sa générosité débordante, son entrain.
Mais parfois, quand il discutait sans fin avec des inconnus ou se mettait brusquement à chanter en public dans un état euphorique, les témoins de ces scènes se sentaient déconcertés. Edward Hardwicke, un peu gêné, préférait toujours s'éclipser avant que le 'cabaret' ne commence...
Jeremy faisait preuve d'une grande imagination. Il s'enthousiasmait très facilement, trop parfois. Par exemple en 1988, il prétendit avec assurance, à David Stuart Davies, que la pièce 'The Secret' serait jouée en Australie, alors que son écriture n'était pas achevée... Sur scène, dans cette même pièce, il pouvait s'écarter de son texte, récitant Shakespeare en proie à ses phases de 'manie'.
Nous savons que sa mise en scène de 'The Tempest' n'a pas été un succès. Les critiques et le public ont été déstabilisés par l'incohérence de la réalisation, le manque de rigueur, le flou des intentions, les envolées lyriques mal maîtrisées. Un critique a employé le terme de "regard de fou" en décrivant la prestation de Jeremy...
Dans son rôle de 'Macbeth', il apparaît dans certaines scènes comme illuminé par un délire intérieur, fébrile, exalté. Ce jeu sublimé, hors norme, exerce d'ailleurs sur le spectateur un véritable envoûtement, une fascination que tous les fans de Jeremy subissent avec délice !
LE TROUBLE BIPOLAIRE ET L'ARTISTE
Maniaco-dépressif célèbre, Robert Schumann oscilla toute sa vie entre périodes d’exaltation et de créativité intense, de même le peintre Garouste souffre de cette maladie. Certaines études ont suggéré une corrélation significative entre créativité et trouble bipolaire qui tend à prouver l'augmentation de la créativité. Loin d'une étude sur ce sujet (hors de mes compétences…) je voudrais simplement faire quelques remarques.
La maladie bipolaire se caractérise, on l'a vu, par une alternance de périodes euphoriques et actives, suivies d'épisodes dépressifs. Telles les deux faces d'un masque de l'Art théâtral : le masque du rire et le masque des pleurs. Jeremy, dans son jeu, illustre ces deux alternatives, poussées parfois jusqu'à l'extrême.
Il semble que jusqu'à la révélation de sa maladie, Jeremy ait connu principalement des phases de "haut". C'est à dire des caractéristiques "valorisantes" pour un acteur : imagination, énergie, créativité, hyperémotivité, sensibilité à fleur de peau... Jeremy a été un acteur exceptionnel. Sa maladie y est-elle pour quelque chose? Il y a au départ un don évident, un talent remarquable, beaucoup de travail et de perfectionnisme. Mais forcément, sa pathologie a eu une incidence sur son jeu d'acteur, car elle est partie intégrante de son être.
Nous connaissons tous la fameuse scène entre Holmes et Lestrade, à la fin des Six Napoléons. Il est exceptionnel de parvenir à un tel degré d'expressivité. La caméra en gros plan sur le visage et les yeux de Jeremy, capte les subtils changements d'expressions, les rapides bouleversements d'émotions. Magnifique séquence, qui montre aussi combien son émotivité tangible était intense et vibrante... De même dans la scène finale de Number 10, je n'ai personnellement, jamais vu un tel paroxysme d'interprétation et de maîtrise; dans Rebecca sa déclaration d'amour vous laisse suspendu à ses lèvres … Et qui mieux que Jeremy, pouvait interpréter les doubles rôles avec un tel brio, un héros aux personnalités opposées de "Mr Nightingale" ou celui du "Secret de Seagul Island". Ses idées pénétrantes lui faisaient imaginer des personnages mieux construits pour lesquels il inventait un passé, une histoire, leur donnait chair et âme, et finalement vie à l'écran ou sur scène.
Tout le monde s'accorde à qualifier son interprétation de "magique", "magnétique". Bref quelque chose de différent qui transcende l'écran. Jeremy était un très grand artiste dans l'âme. Mais il est possible que cette aura d'être exceptionnel, que tous ceux qui l'ont approché lui attribuent, se soit fondée sur cette particularité psychique. En tout cas, elle a forcément contribué à la construction de son jeu, à l'approfondissement de ses sentiments et de leurs interprétations, à la connaissance subtile et existentielle de l'être humain. De cette maladie, il a su tirer les enseignements pour les transmettre avec plus d'émotion et de force dans chacun de ses rôles.