WATSON : Les circonstances qui aboutirent à ma première rencontre avec Sherlock Holmes – une rencontre déterminante qui allait changer ma vie – importent peu, à l’exception du fait que j’avais servi comme médecin militaire pendant la Seconde Guerre Afghane. Je fus blessé et rapatrié dans un état précaire. Pendant neuf mois, je menais dans un hôtel privé du Strand une existence sans but et sans confort, dépensant tout mon argent très libéralement. Ma situation pécuniaire devint si alarmante que je me vis en face de l’alternative suivante : ou me retirer quelque part à la campagne, ou changer du tout au tout mon train de vie. Je n’avais aucun proche qui puisse se soucier de ma situation, et c’est pourquoi j’étais libre comme l’air.
 
HOLMES : Ou aussi libre que l’on peut l’être avec une pension quotidienne de neuf shillings et six pence.
 
WATSON : Holmes…
 
HOLMES : Watson, dites la vérité ! Ou du moins ce que votre public crédule peut en digérer. Nous ne passerons pas outre votre vaillante contribution à cette guerre désastreuse…
 
WATSON : Mon rôle fut insignifiant…
 
HOLMES : Désigné comme assistant chirurgien dans le 5e régiment de fusiliers de Northumberland, vous avez débarqué à Bombay pour apprendre que la seconde Guerre Afghane avait éclaté. Vous vous êtes frayé un chemin à travers les défilés, très avant en territoire ennemi. Êtes miraculeusement parvenu à Candahar. Êtes entré en fonction. Vous avez été adjoint au régiment de Berkshire, juste à temps pour participer à la funeste bataille de Maiwand. Là, vous avez été atteint à l’épaule par une balle jézaïle, qui vous a fracassé l’os et a frôlé l’artère sous-clavière. Vous n’avez échappé aux sanguinaires Ghazis que grâce au dévouement et au courage de votre ordonnance… comment se nommait-il ?
 
WATSON : Murray.
 
HOLMES : Murray, oui… qui vous a jeté en travers d’un cheval de bât et vous a ramené dans les lignes anglaises.
 
WATSON : Le fait est connu. Je l’ai rapporté.
 
HOLMES : La formule que vous avez utilisée dans votre récit… pour décrire le Londres que vous avez trouvé à votre retour.
 
WATSON : La formule ?...
 
HOLMES : Vous l’avez oubliée ? « Ce grand cloaque où se déversent irrésistiblement tous les flâneurs et les paresseux de l’Empire. »
 
WATSON : J’ai écrit cela ?
 
HOLMES : Oui… or depuis que j’ai fait votre connaissance, je ne vous ai jamais vu faire de remarque malhonnête de votre vie ; c’était donc la vérité. Le fait est que l’homme que je rencontrai au laboratoire de chimie de l’hôpital St Bartholomew était épuisé, sans le sou, et profondément désabusé. Ce fut Stamford qui nous présenta ?
 
WATSON : Oui. Il m’a mis en garde à votre sujet.
 
HOLMES : Je ne vois vraiment pas pourquoi. Je connaissais à peine ce gaillard.
 
WATSON : Il vous avait vu dans la salle de dissection, en train de battre les sujets à coup de canne… afin de vérifier si on peut faire des bleus après la mort.
 
HOLMES : Ah ! L’enthousiasme de la jeunesse ! Le savoir exact et précis m’a toujours passionné.
 
WATSON : Holmes était à la recherche d’un colocataire qui puisse partager avec lui le loyer d’un logement qu’il avait trouvé… lequel était au-dessus de ses moyens.
 
HOLMES : L’odeur du tabac fort ne vous incommode pas, j’espère.
 
WATSON : Je fume moi-même le « ship ».
 
HOLMES : Un bon point pour vous. Je suis toujours entouré de produits chimiques ; et à l’occasion, je fais des expériences. Cela non plus ne vous gêne pas ?
 
WATSON : Pas le moins du monde.
 
HOLMES : Voyons, quels sont mes autres défauts ? C’est ma chaise ! De temps à autre j’ai le cafard et je reste plusieurs jours de suite sans ouvrir la bouche. Il ne faut pas croire que je vous boude. Cela passera, si vous me laissez tranquille. À votre tour, qu’avez-vous à avouer ? Il vaut mieux que deux types qui envisagent de vivre en commun connaissent par avance le pire l’un de l’autre !
 
WATSON : Je me lève à des heures impossibles et je suis extrêmement paresseux. Et j’ai horreur du bruit, mes nerfs sont ébranlés.
 
HOLMES : Faîtes-vous entrer le violon dans la catégorie des bruits fâcheux ?
 
WATSON : Tout dépend de l’interprète. Un morceau bien exécuté est un régal divin, mais s’il l’est mal…
 
HOLMES : Alors, ça ira… je pense que nous pouvons considérer cette affaire comme réglée – si bien entendu l’appartement vous plaît. Et si vous pouvez tenir votre part de l’accord…
 
WATSON : Oui, tout à fait.
 
HOLMES : Vous avez été en Afghanistan, à ce que je vois.
 
WATSON : Oui. Comment diable le saviez-vous ?
 
HOLMES : Eh bien, le raisonnement que j’ai fait à votre sujet s’explique ainsi : « Voici un monsieur qui a l’air d’un médecin, mais aussi celui d’un militaire. C’est donc évidemment un médecin militaire. Il revient juste des tropiques, car son visage est brun ; or ce n’est pas la couleur naturelle de sa peau puisqu’il a les poignets blancs. Il a souffert de maladies et de privations. Il a été blessé au bras gauche. Alors, à quel endroit des tropiques un médecin de l’armée anglaise a-t-il pu en voir de dures et être blessé au bras ? En Afghanistan, évidemment. »
 
WATSON : Excellent !
 
HOLMES : Non, non, c’est élémentaire. Tout ce raisonnement s’est déroulé en moins d’une seconde.
 
WATSON : Mais quel usage faites-vous de ces pouvoirs ?
 
HOLMES : J’exerce le métier de détective privé. C’est ainsi que je gagne mon pain.
 
WATSON : Vous me rappelez le Dupin d’Edgar Allan Poe.
 
HOLMES : Dupin… Vous pensez sans doute me faire un compliment. Dupin était un type tout à fait inférieur ! Sa façon d’interrompre les réflexions de ses amis par une remarque astucieuse… Très prétentieux et superficiel.
 
WATSON : Il avait incontestablement du génie pour l’analyse !
 
HOLMES : Moitié que Poe lui en prêtait.
 
WATSON : Avez-vous lu les œuvres de Gaboriau ? Lecoq répond-il mieux à votre idéal de détective ?
 
HOLMES : Lecoq ! Misérable saboteur ! Ce livre m’a positivement rendu malade. Il a mis six mois à identifier un empoisonneur inconnu. J’aurais pu le faire en vingt-quatre heures ! Cela pourrait servir de manuel aux détectives : ils y verraient toutes les fautes à éviter.
 
WATSON : Me prendriez-vous pour un impertinent si je soumettais vos capacités à un examen plus sévère ? Je détiens présentement une montre dont j’ai fait assez récemment l’acquisition. Auriez-vous la bonté de me donner votre opinion quant aux habitudes ou à la personnalité de son ancien propriétaire ?
 
HOLMES : Il n’y a que peu d’indices. La montre a été récemment nettoyée.
 
WATSON : C’est exact !
 
HOLMES : Sous réserve de votre correction, je dirais qu’elle appartenait à votre frère aîné qui l’hérita de votre père, H. W., décédé depuis plusieurs années. Votre frère était un homme négligent et désordonné. Il avait de bons atouts au départ, mais il les gaspilla, vécut dans une pauvreté entrecoupée de courtes périodes de prospérité ; enfin, après s’être adonné à la boisson… il est mort. Oui, c’est bien cela. Voilà tout ce que j’ai pu trouver.
 
WATSON : C’est indigne de vous, Holmes ! Vous vous êtes renseigné sur la vie de mon malheureux frère. Était-ce auprès de Stamford ? Et à présent, vous essayez de me faire croire que vous avez déduit ces renseignements par je ne sais quel moyen fantaisiste. C’est un procédé peu charitable, qui pour tout dire frôle le charlatanisme !
 
HOLMES : Mon cher docteur, je vous prie d’accepter mes excuses. Voyant l’affaire comme un problème abstrait, j’ai oublié combien cela vous touchait de près et pouvait vous être pénible. Je vous assure cependant que j’ignorais tout de votre frère, jusqu’à son existence, avant que vous me présentiez cette montre. Tenez, regardez-la. Vous remarquerez qu’elle est couverte d’éraflures : l’habitude de la conserver dans la même poche des clés ou de la monnaie. Il était donc peu soigné. La montre vaut… cinquante guinées ? Il avait donc reçu un héritage substantiel. Et pourtant, elle porte la marque d’un prêteur sur gages. À présent, observez le couvercle intérieur, et les rayures autour de la clé du remontoir. Un homme sobre ne l’aurait pas rayé ainsi ! En revanche, les montres des alcooliques portent toutes ce genre de marques. Or elle est à présent en votre possession ; sans doute le pauvre homme n’est-il plus de ce monde. Que reste-t-il donc de mystérieux dans mes explications ?
 
WATSON : Ingénieux.
 
HOLMES : C’est élémentaire. À quoi sert encore l’intelligence dans notre profession ? Je sais que j’aurais de quoi rendre mon nom célèbre, Watson. Jamais personne n’a, pour les enquêtes criminelles, disposé d’une telle gamme de connaissances et de talents naturels. Mais que me vaut cet avantage ? Il n’y a plus de crimes ni de criminels, de nos jours ! Tout au plus commet-on encore quelques crimes crapuleux et maladroits dont les motifs sont si évidents que même un fonctionnaire de Scotland Yard est capable de les percer à jour ! Pratiquez-vous l’escrime ?
 
WATSON : J’ai joué au rugby dans l’équipe de Blackheath – voilà où s’arrêtent mes exploits sportifs.
 
HOLMES : Bravo !
 
WATSON : Au cours de notre première semaine de vie commune, nous n’eûmes aucun visiteur ; et j’en conclu que Holmes était aussi dépourvu d’amis que moi-même. Cependant, je découvris bientôt que je me trompais quand une file de visiteurs divers commença à arriver à des heures improbables. Il me présenta sous le nom de Mr Lestrade un petit homme au visage de rat et à l’œil noir. Celui-ci passa trois ou quatre fois. Je me souviens aussi d’un visiteur aux cheveux gris, d’aspect minable, qui ressemblait à un colporteur juif. Il était suivi de près par une femme âgée, d’aspect peu soigné, qui traînait en laisse un chien boiteux.
 
HOLMES : Mes clients, Watson… Auriez-vous l’obligeance de quitter la pièce un instant ?
 
WATSON : Je découvris ensuite, dans les premiers temps de notre vie commune, que l’ignorance de Holmes était aussi extraordinaire que son savoir.
 
HOLMES : Watson est un lecteur aguerri. Capable de vous citer tout ce qui relève de la littérature contemporaine…
 
WATSON : Un jour que je citai Thomas Carlyle, il s’enquit le plus naïvement du monde de l’identité de l’homme et du crime qu’il avait commis.
 
HOLMES : Il est très savant en ce qui concerne la théorie de Copernic…
 
WATSON : Ma surprise atteignit son paroxysme quand je découvris qu’il ignorait la théorie de Copernic et la composition du système solaire !
 
HOLMES : … alors que je n’en ai jamais pris connaissance.
 
WATSON : Qu’un être humain instruit, vivant en ce XIXe siècle, ne sût pas que la Terre tourne autour du Soleil, me semblait un fait si extraordinaire que j’avais peine à y croire.
 
HOLMES : Voyez-vous, je considère le cerveau humain comme un grenier vide ; et notre affaire est de le garnir des meubles de notre choix.
 
WATSON : J’ai dressé une liste.
 
HOLMES : Une liste ?
 
WATSON : « Sherlock Holmes – ses limites, ses connaissances » : en littérature, nulles. En philosophie, nulles. En astronomie, nulles. En politique, faibles. En botanique, variables : est calé sur la belladone, l’opium, et tous les poisons en général.
 
HOLMES : Seul l’étourdi laisse les connaissances superficielles évincer celles dont on a besoin.
 
WATSON : Ne connaît rien au jardinage. En géographie, pratiques, mais restreintes : distingue au premier coup d’œil les différentes espèces de terrains…
 
HOLMES : C’est une erreur que de considérer les murs de ce petit grenier comme élastiques…
 
WATSON : En chimie, approfondies. En anatomie, exactes, mais sans système.
 
HOLMES : C’est pourquoi il est d’une importance capitale que les faits inutiles n’éclipsent pas les faits indispensables.
 
WATSON : Il reconnaît sans peine quarante-deux empreintes de pneus de bicyclette différentes. En littérature à sensation, immenses : il semble posséder tous les détails de chaque horreur perpétrée au cours du siècle. Joue du violon. Très adroit à la canne, à la boxe, à l’escrime. Une bonne connaissance pratique de la Loi anglaise.
 
HOLMES : Vous voyez ! Il énumère toutes mes qualités, et ignore les siennes.
 
WATSON : Mais le système solaire !
 
HOLMES : Que diable voulez-vous que cela me fasse ? Maintenant que vous m’avez appris ceci, je vais faire tout mon possible pour l’oublier.
 
WATSON : L’oublier ?
 
HOLMES : Vous me dites que nous tournons autour du Soleil ! Si nous tournions autour de la Lune, cela ne ferait pas deux sous de différence pour moi ou pour mes travaux !
 
WATSON : Quand je découvris pour la première fois son addiction, je fus consterné. Étant moi-même médecin, j’étais conscient des effets secondaires qui représentaient un danger bien plus grand pour mon ami que tout le tumulte de sa vie turbulente. Et pourtant, je ne trouvai jamais le courage de protester. Combien de fois ne m’étais-je pas juré de délivrer mon âme et de dire ce que j’avais à dire !
 
HOLMES : Sans Watson, je serais mort en deux ans. Tout homme a besoin d’un compagnon, il ne peut pas aller seul… Avec ses reproches silencieux, ses regards blessés, Watson contrôle mon addiction. Et nos promenades, nos conversations… sa simple force d’esprit et son enthousiasme, à propos de n’importe quels sujets, m’empêchaient de sombrer dans la folie, quand de noires dépressions s’abattaient sur moi. On n’aurait pu rêver meilleur ami. Et je l’ai traité abominablement.
Watson ! Je suis sûr que vous apprendrez avec intérêt que je suis fiancé.
 
WATSON : Mon cher Holmes ! Félicitations ! À qui ?
 
HOLMES : À la femme de chambre de Milverton. J’avais besoin de renseignements.
 
WATSON : Grands dieux… vous êtes allé trop loin !
 
HOLMES : C’était une étape indispensable. Je suis plombier. J’ai une affaire qui monte. Je m’appelle Escott. Je suis sorti tous les soirs avec elle et nous avons bavardé. Seigneur, quelles séances !
 
WATSON : Mais elle !
 
HOLMES : Vous ne pouvez rien y faire, Watson. Il faut jouer ses cartes du mieux qu’on le peut quand un tel enjeu est sur la table. Cependant, je suis heureux de vous annoncer que j’ai un rival qui me hait, et qui me remplacera avantageusement dès que j’aurai tourné le dos. Quelle nuit merveilleuse !
 
WATSON : Il n’y avait qu’une femme dans la vie de Holmes. Elle se nommait Irene Adler. C’était une chanteuse d’opéra du New Jersey, la maîtresse d’un roi, et sans aucun doute l’une des beautés les plus ravissantes qu’il m’ait été donné de rencontrer. Ce n’était pas que Holmes ressentît pour elle aucune émotion qui s’apparente à de l’amour. Pour un homme à la raison si exercée, tolérer une telle intrusion aurait pu semer le doute dans toute sa pensée. Mais quand il parle d’elle, ou qu’il évoque sa photographie, c’est toujours sous le titre honorable de la femme.
 
HOLMES : Watson ! Ces petits récits que vous faites de nos affaires… Je ne peux pas vous en féliciter. La détection est, ou devrait être une science exacte ; elle devrait donc être constamment traitée avec froideur et sans émotion. Vous avez essayé de la teinter de romantisme, ce qui produit le même effet que si vous introduisiez une histoire d’amour ou un enlèvement dans la cinquième proposition d’Euclide.
 
WATSON : Je crois pourtant me souvenir que vous m’aviez d’abord complimenté au sujet de mes observations honnêtes.
 
HOLMES : Ce que vous observez et ce que votre plume rapporte sur le papier sont deux choses très différentes.
 
WATSON : Mais me laisseriez-vous vous décrire avec tous vos défauts ? Vraiment, Holmes, je crois que cette attaque est tout à fait injustifiable. Je vous ai rendu célèbre auprès d’un large public, qui a fait preuve d’un grand intérêt pour vos aventures, et qui en réclame toujours plus. Mes écrits auront au moins eu l’avantage d’attirer sur vous l’attention des plus puissants, et des hommes dans le besoin. Connaîtraient-ils Sherlock Holmes, connaîtraient-ils Baker Street, sans mes publications ?
 
HOLMES : Watson, mon cher ami, vous êtes bien trop susceptible. Si l’on ne peut pas supporter le moindre soupçon de critique…
 
WATSON : Le pouvez-vous, Holmes ? Le pouvez-vous ? Me laisseriez-vous rapporter vos échecs ?
 
HOLMES : Quels échecs ? Oh, je vois, une plaisanterie ! Watson, vous m’êtes d’une valeur inestimable. C’était une attaque tout à fait infondée, au sujet de laquelle vous avez raison de me réprimander. Quand mon esprit est inactif, je ne puis pas m’en empêcher. Je ne comprendrai jamais comment vous avez tenu le coup durant tant d’années.
 
WATSON : J’ai tenu le coup, mon vieux, parce que comme vous je dois gagner ma vie.
 
HOLMES : Watson avait raison. Les temps sont durs. Nous arrivons à la fin d’un siècle, où le riche continue de s’enrichir, et le pauvre est toujours plus négligé. Voyez, Watson… ces petits gamins des rues en haillons… des épouvantails ! Regardez leurs pieds nus et leurs visages avides, pleins d’attente… Watson ! Qu’il est gai de quitter Londres en suivant l’une de ces lignes qui surplombent le paysage et vous permettent d’observer en bas les maisons…
 
WATSON : Ici ? Clapham ? Ces grands bosquets isolés, les pensionnats ?
 
HOLMES : Des phares, mon garçon ! Des balises de l’avenir ! Des capsules contenant chacune des centaines de petites graines éclatantes, d’où surgira l’Angleterre du futur, meilleure et plus sage. [début de la troisième partie audio]
 
WATSON : Cela m’étonnera toujours. La largeur d’esprit de Holmes… et sa compassion. Il est si détaché de ce monde – ou si capricieux – qu’il refuse fréquemment d’aider le riche et le puissant, quand l’affaire n’éveille pas sa sympathie, alors qu’il lui arrive de consacrer des semaines d’application intense aux intérêts d’un client modeste…
 
HOLMES : … Watson…
 
WATSON : Holmes ?
 
HOLMES : Mon cher ami, je suis vraiment navré. J’étais perdu dans mes pensées. M’avez-vous dit quelque chose ?
 
WATSON : Vous m’avez appelé.
 
HOLMES : Vraiment ? Tiens donc… La cruauté des parents… envers leurs enfants. Mon frère et moi… acculés… par les conventions d’une éducation stricte… dans le piège glacé du refoulement… si bien que ne pouvions même pas communiquer ensemble. Mon père, absent, et pourtant toujours proche. Nous entendions son pas, sa voix, mais je lui ai à peine adressé la parole avant l’âge de douze ans. Et ma mère, pauvre créature, privée d’affection, bien que jamais je ne l’entendisse pleurer, pas une fois. Cette gouvernante malveillante ! Cette maison ! La terreur du silence… Mes ancêtres étaient des petits propriétaires de la campagne, Watson, qui ont mené une existence conforme à leur classe sociale. Toutefois, j’ai choisi un genre de vie bien différent, peut-être parce que ma grand-mère était la sœur de Vernet, le peintre français. L’art peut s’épanouir dans le sang des façons les plus diverses.
 
WATSON : Mais comment savez-vous que ces qualités sont héréditaires ?
 
HOLMES : Parce que mon frère Mycroft les possède à un degré bien supérieur au mien.
 
WATSON : J’ignorais que vous aviez un frère, ou un parent quelconque. Et reconnaître que votre frère vous est supérieur…
 
HOLMES : Mon cher Watson, je ne me range pas parmi les gens qui placent la modestie au nombre des vertus. Quand je dis que mon frère est doué d’un pouvoir d’observation supérieur au mien, vous pouvez considérer que je dis la vérité vraie.
 
WATSON : Emploie-t-il ses pouvoirs aux mêmes fins que vous ?
 
HOLMES : Si l’art de la déduction consistait en tout et pour tout à raisonner en restant assis dans un fauteuil, mon frère serait le plus grand policier qui ait jamais vécu. Mais il est dénué d’ambition et d’énergie.
 
WATSON : Quelle est donc sa profession ?
 
HOLMES : Il travaille pour le Gouvernement.  On pourrait presque dire qu’il est de temps à autre le Gouvernement.
 
WATSON : Mon cher Holmes !
 
HOLMES :  C’est la stricte vérité ! Il a des dispositions extraordinaires pour les chiffres. De nombreux ministères reposent sur lui. À plusieurs reprises, son avis a orienté la politique nationale. C’est Jupiter en personne, Watson. Et pourtant, son tempérament limite son revenu annuel à quatre cent cinquante livres… il n’acceptera aucun honneur, ni titre, mais reste l’homme le plus indispensable du pays. Vous voyez cette porte d’entrée, là-bas ? C’est celle du Club Diogène.
 
WATSON : Le nom ne m’est pas familier.
 
HOLMES : Cela n’a rien de surprenant. Il y a beaucoup d’hommes dans Londres qui, soit par timidité, soit par misanthropie, ne recherchent pas la société.
 
WATSON : Mais ils n’en sont pas pour autant réfractaires aux bons fauteuils ni aux derniers périodiques ?
 
HOLMES : Précisément. C’est pour leur convenance que le Club Diogène a été lancé, et il compte aujourd’hui les hommes les plus insociables et les moins mondains de la capitale. Aucun membre n’est autorisé à s’intéresser à l’un quelconque de ses collègues. Personne n’a le droit de parler sous aucun prétexte, sauf dans le Salon des Étrangers. Mon frère est l’un des fondateurs du club, dont je trouve l’ambiance très reposante.
 
WATSON : Votre frère s’y trouve-t-il présentement ? Pourrais-je le rencontrer ?
 
HOLMES : Il s’y trouve tous les jours, de cinq heures moins le quart jusqu’à huit heures vingt. Ah, nous arrivons cinq minutes trop tard ! Une autre fois, Watson.
 
WATSON : Grandir aux côtés d’un tel garçon a dû être une expérience remarquable ! Votre maisonnée devait déborder de vie intellectuelle !
 
HOLMES : Certainement ! Que ne dissimule-t-on pas à un ami… même à un ami aussi proche de moi que l’était Watson, que ne taisons-nous pas… Certainement, Watson ! Débordante de vie !
 
WATSON : Je suis heureux quand Holmes se sent capable de parler franchement de lui-même. Cela efface l’impression qu’il peut produire sur les autres, et parfois sur moi-même, je l’avoue ; celle d’un phénomène à part, un pur cerveau, aussi déficient sous le rapport de la sympathie humaine, que comblé des dons de l’intelligence.
 
HOLMES : Vous me trouvez en pleine crise, Watson ! Si ce papier reste bleu, tout va bien. S’il vire au rouge, un homme sera pendu ! Hum… c’est bien ce que je pensais. Je suis à vous dans un instant. Vous trouverez du tabac dans cette babouche. Un petit meurtre banal… Vous venez m’apporter mieux, j’espère ! Pour le crime, vous êtes l’oiseau des tempêtes, Watson ! De quoi s’agit-il ?
 
WATSON : Je suis fiancé, Holmes. À Mary Morstan…
 
HOLMES : L’héritière !
 
WATSON : Non, si vous vous en souvenez bien, elle a perdu sa fortune.
 
HOLMES : Je suis si content que vous vous sentiez suffisamment remis des épreuves que vous avez vécues en Afghanistan pour envisager un mariage.
 
WATSON : Eh bien, c’est à vous que je le dois. Notre rencontre m’a redonné goût à la vie… Si, c’est vrai !
 
HOLMES :  Vous allez quitter Baker Street ?
 
WATSON : Naturellement. Vous savez que, depuis quelque temps, je rêvais de retourner à la médecine. Je suis parvenu à obtenir un petit cabinet.
 
HOLMES : Et pour le tenir, vous avez besoin d’une femme.WATSON : Cela aide.
 
HOLMES : Excellent ! Mon cher ami, un tel événement se fête !
 
WATSON : Voulez-vous que je l’amène ?
 
HOLMES : Certainement, je vous en prie, amenez-la, Watson ! Nous emmènerons cette douce et agréable créature à Covent Garden. C’est une soirée Wagner, je crois.
 
WATSON : J’ai naturellement discuté avec elle de mon rôle, en tant que votre biographe et compagnon lors de vos aventures, et elle m’a immédiatement assuré qu’elle ne voyait aucune objection à ce que je le tienne encore, autant que le temps me le permettra…
 
HOLMES : Si j’en crois mon expérience, Watson, peu de femmes sauraient faire preuve d’une telle générosité. Elle a déjà toute ma sympathie.WATSON : Je vous remercie, Holmes.
 
HOLMES : Bonne chance… Mary Morstan est charmante. Elle sera parfaite pour Watson, sans aucun doute… Je suis perdu sans mon Boswell.
 
WATSON : Je n’ai pas beaucoup vu Holmes pendant les premiers mois de mon mariage. Toute mon attention se trouve absorbée par mon bonheur personnel, si complet, ainsi que par les mille petits soucis qui fondent sur l’homme qui se crée un vrai foyer. De son côté, Holmes, dont le goût pour la Bohême s’accommode mal de toute forme de société, s’est isolé dans notre meublé de Baker Street… alternant entre la cocaïne et l’ambition, la torpeur de la drogue et la fougueuse énergie de son tempérament.
 
HOLMES : Professeur Moriarty, je présume ? En temps et en heure, mon ami, en temps et en heure…
 
WATSON : Holmes ? Puis-je vous être d’une quelconque utilité ?
 
HOLMES : Votre présence pourrait m’être d’une valeur inestimable.
 
WATSON : Vous évoquez un danger… Auriez-vous peur de quelque chose ?
 
HOLMES : Eh bien, oui.
 
WATSON : De quoi ?
 
HOLMES : Des fusils à air comprimé !
 
WATSON : Holmes ? Comment allez-vous, mon cher ami ? Je vous ai apporté un gâteau. Mary l’a fait spécialement pour vous.
 
HOLMES : Comme c’est gentil. Et comment se porte Mrs Watson ?
 
WATSON : Elle se porte très bien, et vous présente ses hommages.
 
HOLMES : Watson… Je pense que vous me connaissez assez pour admettre que je ne suis en aucune façon un homme nerveux. D’autre part, ce n’est pas une preuve de courage, mais de bêtise, que de refuser de croire au danger quand il vous menace de près. Auriez-vous une allumette ?... Vous n’avez sans doute jamais entendu parler du professeur Moriarty ?
 
(fin de l'extrait...)
Le Secret De Sherlock Holmes
Retour
Retour