En 1988, Jeremy Brett, alors au sommet de sa gloire en tant qu' Holmes idéal à la télévision, décida de transposer le détective victorien du petit écran à la scène. Il est apparu avec son deuxième Watson de la télévision, Edward Hardwicke, dans la pièce à deux voix "The Secret of Sherlock Holmes". Ce fut au cours de l’une des représentations de la pièce à Londres que j’ai interviewé Brett dans sa loge du Wyndham’s Theatre.
L’entretien fut publié ultérieurement - du moins dans une version lourdement tronquée et édulcorée - dans un fanzine à tirage limité "Cox and Co".
Après plusieurs déménagements et des nettoyages de printemps réguliers au cours des années écoulées, je pensais avoir perdu l’enregistrement de l’interview. Cependant, j’ai récemment retrouvé une copie de la cassette que j’avais utilisée lors du processus de transcription.
Voici donc, presque vingt ans après, l'exubérant M. Brett exprimant ses points de vue inédits sur le personnage qui a dominé les dernières années de sa carrière, son approche différente de l'interprétation sur scène ou devant la caméra, ses sentiments envers les critiques et les fans, et même la raison pour laquelle il a changé de coiffure pendant qu’il jouait le grand détective. Au cours de la conversation, son humeur évolua de la volubilité à la défensive et de l'épanchement à la réflexion.
Nous avons d'abord discuté de la différence entre jouer Holmes à la télévision et sur scène. Bien que Brett dise aimer le travail au théâtre, il me confia trouver plus facile d’incarner le personnage à travers la technique de la télévision.
"Ce qui rend le travail sur scène plus difficile, c'est qu'un film est si instantanément proche qu'il peut directement voir l'âme de la personne. Avec quelqu'un d'aussi incroyablement solitaire et renfermé tel que Holmes, il est parfois plus facile de saisir le fonctionnement interne de l'homme secret, à travers la caméra. C’est une créature si secrète… et avec la caméra, vous pouvez vous glisser et voir le moindre frémissement sur son visage.'
"Vous pouvez voir les petites choses qui, parfois, vous échappent du fond du théâtre. Petites déceptions, petites colères, petits changements d'idée. Bien sûr, vous pouvez montrer d’autres choses avec une caméra, ses déductions brillantes et ses observations, mais aussi son extraordinaire intuition. Et c’est plus facile à faire dans un film."
Brett expliqua qu’il n’avait pas radicalement modifié sa représentation pour la transposition de l’écran à la scène, puisqu’il croyait que les techniques nécessaires étaient à peu près similaires.
"J’appelle l’objectif de la caméra L'Œil Clignotant de l'Elan. Un gros œil brun d’élan que vous fixez et vers lequel vous jouez. C'est aussi de la forme d'un rectangle, et vous avez donc pour but d'occuper ce cadre particulier."
"Donc, si vous êtes debout face à la caméra, c'est le point du triangle que vous visez. A présent au théâtre, vous inversez simplement le triangle, et vous regardez vers l’extérieur, dans deux directions différentes, ainsi le champ est plus large."
D'abord, Brett jugea difficile la relation entre Holmes et le public de théâtre. Il dit qu’il voyait Holmes comme "un homme solitaire … un homme très secret ". Il s'est donc efforcé de faire ressortir dans son interprétation les mécanismes intimes du personnage. Il me confia qu'il avait essayé de montrer au public la "timidité" de Holmes " … son sens de la "distanciation", traits de caractère, croyait-il, qui auraient été amplifiés par la "recherche permanente du personnage de son sujet de prédilection".
Mais il ne leur a pas laissé voir ces aspects du personnage dès le début. Pour transmettre ce sentiment d’introspection solitaire, il le leur laissait pénétrer progressivement.
"J’essaie de ne pas les regarder pendant les quinze premières minutes… Je ne regarde même pas beaucoup Watson non plus… Je m’ouvre en quelque sorte progressivement à eux. C'était le plus difficile en passant au théâtre. Mais mon metteur en scène [Patrick Garland] m’a aidé. Il m’a dit : "pose une vitre entre toi et le public, et ne les regarde pas, ignore-les, et ensuite, après une quinzaine de minutes d'échauffement, laisse les venir."
Je lui demandais comment il abordait l'interprétation d'un personnage tel que Sherlock Holmes.
"Depuis le temps que je joue Holmes ... ce que je préfère c'est me couler dans le personnage et rester moi-même en retrait. Je prends toujours l’image d’une éponge - ce que je suis. Et je me vide de ma propre substance et absorbe celle du personnage que je joue."
"En ce qui me concerne, pour le faire sortir de la page imprimée, j’ai inventé de petites histoires sur lui. Sur sa solitude à l’université, sur son brio en sport, et son retranchement total de toute forme d'activité sociale ... Ce sont les petites images que j’ai eues ces six dernières années, de ce qui aurait pu se passer. "
"Pour éclairer encore plus les choses, on peut éventuellement se demander ce qui les aurait rendu, lui et Mycroft, si… typiquement victoriens, je m’empresse d’ajouter... Probablement, il n'a pas vu en réalité son père avant l’âge de douze ans, et sa mère n’était qu’une dame passant dans un couloir, parce qu’une gouvernante ferme et rigide s’occupaient d’eux… Voilà, tout ça pour éclaircir un peu les choses. "
Les inventions de Brett furent intégrées à la pièce et accrurent l'intérêt de l'œuvre. L’acteur, qui avait travaillé en étroite collaboration avec l’auteur dans ce but, fit l'éloge de l'exploitation des aspects à la fois connus et inconnus du texte de la pièce.
"J’ai eu cet auteur merveilleux, Jeremy Paul, et nous avons fait ensemble quatre des nouvelles originales [à la télévision]. Il a fait "Le Ruban Moucheté", "Le Traité Naval", "L’Aventure de Wisteria Lodge" et "Le Rituel des Musgrave". Alors, je le connais depuis cinq, presque six ans."
"Je lui ai envoyé un enregistrement de huit heures. J’ai simplement laissé filer mes idées, et lorsqu'il s’agit des passages qui s'éloignent du Canon - par exemple quand [Holmes] parle de son enfance - Jeremy [Paul] s’est directement inspiré des cassettes.
"Ce que j’aime dans la pièce, c'est qu’elle donne beaucoup plus de texte à Watson que le Canon, car naturellement, elle est à la première personne. Je me souviens de David Burke [le premier Watson], disant à la fin du tournage du "Ruban Moucheté" : "Je n’avais que trente-six mots à dire dans tout le film !" Et cette pièce donne bien à Watson une tribune pour s’exprimer. Ce qui selon moi, est essentiel."
Il fit plusieurs fois référence au "Canon", les histoires originales écrites par Sir Arthur Conan Doyle, qu’il considérait comme le fondement pour tout acteur jouant Holmes. Il pensait aussi qu’il était important d’avoir un bon Watson, pour donner du relief à Holmes, car il les envisageait comme faisant partie d'une dualité.
"Watson et Holmes sont les deux moitiés de la même personne. Ils sont Sir Arthur Conan Doyle. Leur amitié est une création brillante, et elle a besoin de tous les deux, on ne peut pas avoir l'un sans l'autre, c'est impossible. "
"La pièce traite de l’amitié, ce qui, je pense, est extrêmement important, parce que c'est une chose révolue. qui appartient à une époque révolue. C’est quelque chose de victorien, quelque chose de grec. Mais dans les années quatre-vingt, elle a perdu sa valeur avec l’essor du féminisme - il n’y a rien de mal à ça… Cependant, l’amitié intime entre hommes a perdu toute sa dignité. "
"Et je pense donc qu'elle est tout à fait étrangère aux jeunes, et, bien évidemment, aussi à l'âge mûr... Je veux dire deux gentlemen cohabitant. C’est tout de suite suspect, ou c’est le "couple improbable". Finalement, c’est le vrai sujet de la pièce… C’est l’amour, en fait. Je suis si heureux que plusieurs critiques aient été sur la même longueur d’onde… pas dans un sens négatif… C’est notre objectif de montrer ces deux hommes remarquables. "
Brett espérait que la pièce "convaincrait les gens de voir Doyle comme un géant de la littérature, ce qu'il est bel et bien. Parce qu’il a écrit des thrillers, il a vraiment été rejeté, alors qu’il est à la hauteur de Dickens. Il n’a pas encore été apprécié historiquement à sa juste valeur, je pense. Alors, j’espère que cette pièce servira à quelque chose. "
La pièce contenait certains morceaux d’anthologie de Doyle. Des pages qui sont généralement coupées quand les histoires sont adaptées. Brett en cita deux exemples, les qualifiant de "belles pièces de prose."
"La tirade de "flying through windows" ... et celle de "what a lovely thing a rose is" directement extraite du Traité Naval. Dans la pièce, elles sont tirées mot à mot du texte du livre.
"Quand nous arrivons au coup de théâtre de la seconde moitié, je pense que c’est un divertissement d'une certaine intensité. Mais je ne crois pas que cela soit très important et Dame Jean Conan Doyle a été très bienveillante à ce sujet, et même, nous avons la bénédiction de la Sherlock Holmes Society, parce que nous sommes revenus au point de départ, tous deux ensemble à Baker Street, et peut-être que vous avez eu un tout petit aperçu supplémentaire de ces deux hommes remarquables, que vous n'avez peut être pas vu auparavant."
La pièce mettait aussi en valeur l’humour implicite des histoires originales. La plupart de ces pointes d'humour provenant directement des textes de Doyle.
"Oui, ils sont là. on les retrouve. C’est extraordinaire… Mais vous savez, quand vous lisez un roman policier, vous ne riez pas ... Si j'ai fait quoi que ce soit, c'est d'avoir apporté un peu d'humour, et je crois que les gens en sont reconnaissants. "
La pièce avait mis Brett en contact avec des gens qui admiraient son interprétation du détective, à la télévision. Il admit qu'il trouvait cela, " légèrement écrasant."
"Tout d'abord c’est excitant. Des gens sont venus me voir en coulisses, ce qui ne m’était pas arrivé depuis six ans - parce que je tournais avant de rentrer à l’hôtel. Et là, des gens me demandaient un autographe, en provenance d’Alaska, du Japon, du Nouveau-Mexique, d’Australie, d’Allemagne de l’Est, de Nouvelle-Zélande, de partout, tout autour du monde."
"On peut lire que nos films ont été vendus dans plus de soixante-dix pays, maintenant. Et, bien sûr, c’est sensationnel de penser qu’ils sont diffusés en Chine, alors qu'ils n’ont jamais entendu parler de Sir Arthur Conan Doyle, ainsi ils lisent les livres.
"Je pense qu'une des choses qui fait plaisir, en particulier avec les films, c'est de ramener les gens aux livres. Tellement d’enfants viennent au spectacle, et ont le Canon avec eux ! Ils sont avec Doyle, c’est formidable, la télévision redonne aux gens le goût de la lecture, c’est incroyable ! Magnifique !
Pendant le tournage de la série télévisée des Sherlock Holmes, Brett changea la coiffure du personnage, passant du style traditionnel cheveux plaqués en arrière, à une coupe plus radicale, plus courte, peignée vers l’avant. Je lui demandai la raison de ce changement.
«C'est tellement insignifiant que ça ne vaut guère la peine d'en parler... Mais, le fait est que, quand vous portez une coupe comme je l'avais, et comme je la porte encore maintenant, je dois mettre du gel dans mes cheveux. Il se trouve que le gel est très désagréable à porter tous les jours, surtout quand ça doit être de façon aussi stricte. Et parfois, quand je tournais, je devais en mettre deux fois par jour. Et vous avez vraiment l'impression d'être... Ça prend comme du ciment, et c’est très inconfortable."Et j’ai pensé que si je pouvais obtenir le même effet avec les cheveux courts - et, je crois, dans une certaine mesure, que je - dès lors, je n'aurais plus besoin de mettre du gel… d’agglutiner mes cheveux. Voilà pourquoi je l’ai fait, et je pense que ça a fonctionné. Je pense que c’était un bon changement.
"Brett me confia qu’il s’était inspiré pour créer son style de l’une des illustrations originales de Holmes par Sydney Paget, dans le Strand Magazine : "celle où il ramène ses genoux sous son menton. Il fume la petite pipe de terre qu’il utilise lorsqu’il est d’humeur à méditer." Le portrait en question, dans La Ligue des Rouquins, présente le grand détective de profil, avec une coiffure qui ressemble effectivement à celle de Brett dans les derniers épisodes de la série Le Retour de Sherlock Holmes."
Je suis revenu à l’ancienne, parce qu’il y avait quelque chose d’extrêmement dangereux avec la coupe courte : elle pouvait aussi sembler moderne. Je me souviens quand je marchais dans la rue, la première fois que je la portais, avoir vu quelqu’un s’avançant vers moi avec presque exactement la même coupe, et je me suis dit, oh mon Dieu ! "
"Ma coupe actuelle ne va pas non plus, à mon avis, car elle évoque trop Noël Coward. Nancy Banks-Smith, que j’appelle "The Bag Lady of Fleet Street", a été fort désobligeante à propos d’Un Scandale en Bohême, elle a écrit que, quand j’enlevais mon maquillage, après m’être déguisé en palefrenier, on voyait apparaître Noël Coward. Et ce genre de petites choses vous tapent sur les nerfs, vous savez, ça m’a vraiment contrarié. Alors j’ai pensé que j’allais essayer autre chose… Et de toute manière, si vous voulez bien me passer l’expression, qu’elle aille se faire... foutre. Maintenant, je suis revenu à ça. "
Nancy Banks-Smith, qui était à l’époque critique de télévision dans le journal The Guardian, avait en réalité fait l’éloge d’Un Scandale en Bohême. Elle l’avait décrit comme "une façon somptueuse et même délicieuse de passer le temps." Ses remarques, sur la ressemblance du Holmes de Brett avec Noël Coward, partaient manifestement d’une bonne intention.
La réaction de Brett face à la critique semble déplacée à l’extrême.
Brett avait dit au spécialiste David Stuart Davies qu’il avait changé de coupe afin "de pouvoir jouer avec [mes cheveux], passer mes doigts dedans, les ébouriffer ... c’est un autre élément pour m’aider à incarner le personnage ".
Son second Watson, Edward Hardwicke, pensa qu’il s’était coupé les cheveux parce qu’il avait commencé à détester le personnage de Holmes. Peut-être qu’il s’agissait d’une combinaison des trois raisons différentes évoquées par Brett pour ce changement (et de la supposition de Hardwicke) - le problème du gel, ajouté à l’identification au personnage et à la réaction face à la critique. Cependant, je pense que cette dernière raison comptait le plus, car il me dit (après avoir d’abord accusé le gel) que son réel bouleversement à la critique était la cause qui le poussa à "essayer autre chose".
Au cours de l’interview, il revint souvent sur sa réaction face à la remarque de Banks-Smith.Par exemple, il me confia franchement : "C’est vrai que ces petites remarques peuvent vous taper sur les nerfs. Je veux dire ce genre de petites allusions... et c'est la raison pour laquelle j'ai changé de coiffure... "
Ses cinq années de ressentiment en disent moins sur la critique de Banks-Smith que sur son manque d'assurance et sa fragilité émotionnelle. Quand je l’interrogeai sur sa réaction face aux critiques négatives suscitées par son interprétation du détective - en particulier celles de certains éléments de la communauté des fans holmésiens américains - il cessa brusquement d'être amical et ouvert, se montrant irritable et sur la défensive.
"Je n’ai reçu que des éloges. Douze sociétés m’ont envoyé douze plaques en tant que meilleur Holmes de tous les temps. Je n’ai entendu aucune critique négative [en Amérique] … J’étais là-bas en 1985 et je crois que nous en étions au septième épisode [de la première série télévisée] et les "Sherlockians and the Doylians" m’ont alors décerné la plaque du meilleur Holmes qui soit."
Cependant, Brett admit volontiers qu'il croyait difficile, sinon impossible, qu'un acteur jouant Holmes parvienne à faire l'unanimité pour le rôle.
"Le problème est… ce que vous faites réellement en tant qu’acteur, si vous interprétez un rôle aussi célèbre que cette création de Doyle, c’est exactement ce que je fais, du décalquage. Tout le monde est Holmes, hommes, femmes et enfants. Chacun a sa propre image de Holmes, j’ai ma propre image de Sherlock Holmes, comme tout le monde. Nous avons tous une vision de lui quand nous lisons les histoires, et par conséquent, vous faites simplement un genre de travail de décalquage. Un calque, dont on espère qu’il ne va pas bouleverser l’image que les autres ont de lui.
"A New York, j’ai vu ce Noir de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, qui se baladait avec une casquette de chasse et une pipe en écume de mer, et j’ai pensé : voilà, c’est son trip, aujourd’hui il est Sherlock Holmes."
"Ensuite, nous sommes allés à la Sherlock Holmes Society de New York qui m'a rencontré pour me donner ça, et je suis entré, j’étais le seul habillé en civil. Tous les autres s’étaient déguisés ou en Holmes, en Watson, en Moriarty, en Irene Adler, ou en Mrs Hudson. "Mais tout à coup, j’ai pensé, bien sûr on ne fait qu'une imitation, c'est tout ce que peuvent faire les acteurs face à un tel monument. "
"Bennet, le président de la Sherlock Holmes Society of London, est venu me voir à Guilford, et a été vraiment aimable. Il m’a montré une photo de l’inauguration d’une statue de Holmes aux Chutes de Reichenbach. Et là, retour aux grandes oreilles, au nez crochu, à la casquette de chasse et à la pipe en écume de mer. Mais c’est l’image, c’est le cliché. C'est ainsi que ça doit être pour beaucoup de gens."
Toutefois, Brett déclara qu’il avait une consolation :
"J'ai cette charmante bénédiction au-dessus de ma tête; Dame Jean Conan Doyle dit que je suis le Sherlock Holmes de son enfance. Cela aide beaucoup ... Je n'ai pas à penser trop souvent à Nancy Banks-Smith !"
A ce moment de l’interview, la bonne humeur de Jeremy Brett était revenue dans une certaine mesure. Lorsque notre conversation fut presque étouffée par les sirènes de pompiers à l'extérieur, il s’écria en plaisantant : "Je suis désolé pour ce bruit, je crois que Londres est en feu !"