JB: Et bien, je veux dire qu'il était né - pauvre homme - à une époque où vous étiez jeté dans la guerre ; et tous les jeunes gens prometteurs d'Angleterre furent tués comme nous le savons, à la Première Guerre mondiale.
RD: Oui.
JB: Et une fois, il a eu la grande élégance de me dire – j'étais si fier de lui car il avait gagné tellement de médailles, que nous appelons "salad" en Angleterre (rires) – et une fois lorsque j'étais enfant, il a eu l'élégance de me dire qu'il les avait uniquement gagnées tant il était terrorisé… et j'ai pensé que c'était admirable de me le dire, et je le pense encore. Mais je crois que probablement la chose la plus extraordinaire était, bien sûr, qu'il était le seul de sa génération à avoir réellement survécu à cette guerre. C'était donc un homme vraiment tout à fait solitaire. Il a perdu tous ses amis à la guerre et, malgré tout, il a été un très grand et illustre soldat, décoré, honoré… et son frère a survécu, son frère était docteur en musicologie et un maître de la chasse aux renards, ce qui est un mélange étonnant !
RD: Quel était le nom de son frère ?
JB: Dr Leslie Huggins. Il était le maître de musique de l'école Bradley à Stowe – Bradley, où mon fils a fait ses études – c'était un homme extraordinaire, fou de musique. Nous avions un immense salon avec un piano à queue au fond et, quand il venait, j'avais l'habitude de le conduire jusque là pour le faire jouer. Cela me fait plaisir de dire qu'il était heureux de le faire. Oui, la maison entière était remplie de musique. J'ai eu la plus merveilleuse des vies de famille. Merveilleuse, et ma mère, bien sûr, Irlandaise ; Quaker ; encore un mélange étonnant !
RD: Sûrement !
JB: De Kilkenny du côté de son père et de la famille Cadbury du côté de sa mère. Et mon père, issu d'un milieu militaire et Huguenot, bien entendu, d'origine française… Huggins, est mon vrai nom, mais mon père fut plutôt inquiet quand la réputation de notre nom de famille allait être compromise avec quelque chose d'aussi vulgaire que … (rires de RD d'un air entendu). Non, ce n'était pas entièrement de sa faute. J'avais des problèmes d'élocution étant enfant, et je n'ai été opéré de la langue qu'à 17 ans, je pense donc qu'il avait peur pour moi. Je veux dire que je ne pouvais pas prononcer les "r" et les "s" et je crois qu'il craignait que j'échoue et ce n'était donc pas entièrement de sa faute. Mais quand j'ai joué Hamlet au Strand Theatre à Londres – je me rappelle c'était en 1961 - David mon fils avait deux ans – et il est venu voir… Mon père est allé me voir, et il a vu "Jeremy Brett dans Hamlet" et il a dit : "Je pense qu'il est temps que tu reprennes ton nom" et j'ai répondu : "Oh, papa, c'est trop tard !" "Que veux-tu dire par c'est trop tard ?" et il a assisté à la pièce et il m'a dit : "Quelle personne indécise ce Hamlet". Je lui ai répondu : "Je suis absolument d'accord". Et il m'a dit : "S'il s'était décidé bien plus vite nous aurions tous pu dîner beaucoup plus tôt !" (rires de JB et RD).
RD: Comment avez-vous trouvé le nom de "Brett" dans ce cas ?
JB: A l'intérieur de ma veste ! Mon père m'avait fait faire mon premier costume – en réalité mes deux premiers – chez un tailleur appelé Brett de Warwick dans le Warwickshire, si vous plantez une épingle au centre de la carte de l'Angleterre, c'est exactement là. J'ai donc trouvé mon pseudonyme de cette façon, et mon père était content, alors c'était bien.
RD: Ce n'est pas très loin de la région de Robin des Bois, je crois, vous savez…
JB: Non, c'est exact. Nottingham est un peu plus loin. J'ai justement tourné par là, en particulier dans ce coin de forêt.
RD: Je suis content qu'ils aient préservé la forêt ! C'est un peu touristique mais je suis heureux qu'ils l'aient conservée !
JB: Oui, il y a encore beaucoup de légendes là-bas !
RD: Hum…hum… (acquiescement). Cette atmosphère est assurément encore nette et présente là-bas. Maintenant Hamlet en 1961... De quand date le film My Fair Lady ?
JB: Oh dites donc ! Ça devait être deux après, 1963, je pense. C'était une offre magnifique ! Olivier m'offrait le National Theatre mais seulement des seconds rôles et j'étais terriblement frustré. Il m'a proposé d'être Laertes pour un autre Hamlet et Cassio de son Othello, et j'ai pensé : "Ohh…" (d'un air déprimé). Eh bien cela ne me dérangeait pas, mais j'avais joué Cassio ailleurs et j'ai pensé "Oh ! Mon Dieu…" et puis soudain, George Cukor m'a téléphoné d'Hollywood pour me dire "My Fair Lady". Alors j'ai pris l'avion pour Hollywood et nous avons tourné à la Warner Bros pendant 9 mois et puis, bien sûr, tout ce que je pouvais rêver était de retourner au National... (rires) ! J'ai eu à faire d'autres choses pendant ce temps-là. J'ai joué une très belle pièce avec Ingrid Bergman intitulée A Month in the Country de Tourgueniev et l'immense Michael Redgrave, et j'ai tourné le film The Three Musketeers et puis tout à coup, ils m'ont à nouveau fait signe et je suis retourné au National Theatre pour les quatre plus belles années de ma vie, travaillant pour l'homme le plus génial avec lequel j'ai jamais travaillé de ma vie – Laurence Olivier.
RD: Oui, sa mort a été un grand choc pour beaucoup de gens. En fait, juste avant de prendre l'avion pour conduire la procession à l'Abbaye de Westminster, j'ai parlé à Douglas Fairbanks Junior, qui m'a dit – ce que bien évidemment j'ignorais - qu'Olivier était un petit plaisantin, vraiment un farceur, un homme tout a fait spirituel. C'est un aspect de lui que je n'avais pas envisagé.
JB: Et bien, il était également un très grand directeur et je ne suis pas sûr de ce qu'il représentait pour Douglas Fairbanks, mais pour nous, enfants, il était le grand héros tout comme l'est aujourd'hui Kenneth Branagh pour la jeune génération, et il avait tellement de sens pratique. Un jour, il m'a dit : "J'attends de chaque acteur qui travaille avec moi, qu'il ait à sa disposition, le corps d'un Dieu et la voix de tout un orchestre". Je crois qu'il avait à peu près 57 ans à l'époque, et il possédait les deux ! Et donc évidemment, j'ai eu le grand honneur de travailler avec lui. J'ai été Bassanio quand il a joué Shylock - performance extraordinaire ; qui, Dieu merci, est en vidéo ! Nous en avons une ou deux en film. Nous avons Dance of Death en noir et blanc, une des plus grandes interprétations, je crois - je pense. Il m'a dirigé pour le rôle de Berowene dans Love's Labours Lost.
RD: Quelle sorte de metteur en scène était-il ?
JB: Merveilleux ! Strict. Exigeant tout, bien sûr ! Le corps d'un Dieu et le registre complet d'un orchestre (rires de RD). Pourquoi pas ? Il avait absolument raison ! Nous l'avons enterré dans le Coin des Poètes, juste avant que je ne parte pour les Etats-Unis. C'était incroyablement émouvant et touchant car il repose à côté d'Irving, surplombé par Shakespeare, Shelley et Keats et, juste au cas où il deviendrait trop machiste, par les sœurs Brontë !
RD: Qu'y a-t-il d'écrit sur la pierre tombale ?
JB: Et bien, il y a un très grand "O".
RD: Ah…
JB: Je veux dire qu'Olivier commence par un "O". (rires)
RD: Oui, je comprends !
JB: Et il y a un peu plus. Mais vous devez aller voir par vous-même.
RD: Oui, c'est la meilleure chose à faire. Vous êtes resté quatre ans au National ?
JB: Quatre ans.
RD: Et cela nous amènerait… eh bien, presque à la fin des années 60.
JB: Non, des années 70. C'était en 1967 que j'ai réussi à revenir…
RD: Je vois.
JB: … pour jouer Orlando dans As You Like It avec une distribution entièrement masculine. Et puis j'ai joué Claudio… Oh quels merveilleux rôles ! La formidable production d'Ingmar Bergman, Hedda Gabler – je jouais Tesman ; Che Guevara dans MacRune's Guevara, juste après la mort du Che – une expérience extraordinaire ; Berowne évidemment, dans Love Labour's Lost. Une époque passionnante. Passionnante, vraiment passionnante… Mais j'ai dû arrêter car j'étais totalement épuisé ; pas épuisé – éreinté. Je suis donc parti pour l'Amérique du Sud et j'ai fait de l'auto-stop pendant six mois !
RD: Où en Amérique du Sud?
JB: Partout. Je suis allé dans le pays du Che. Je suis allé en premier à Rosario, sa ville natale. Et ensuite, j'ai traversé la Bolivie, et je suis allé au carnaval d'Oruro en Bolivie et puis dans les Royaumes des Incas !
RD: Votre fils était à l'école à cette époque ?
JB: Il avait 14 ans à mon avis. Je n'avais pas encore rencontré ma femme – ma seconde femme. Ensuite je suis allé au Chili, puis traversé les plaines jusqu'à Buenos Aires, je suis alors monté jusqu'à Rio et redescendu, et je suis rentré chez-moi. Je pensais : "Bonté divine, ils m'ont dit que je ne retravaillerais plus jamais si je faisais ce voyage incroyable". Le téléphone a sonné et c'était John Mortimer, qui a écrit Rumpole of the Old Bailey, et il me dit : "Oh Jeremy, nous sommes en train de chercher la distribution pour la pièce qui retrace la vie de mon père, A Voyage Round my Father avec Alec Guiness. Est-ce que tu veux interpréter mon rôle ? Et j'ai dit : "Oui". Il me demanda "Où étais-tu ?" J'ai répondu : "Loin". Et il me dit : "Oh ! Et tu as bu la tasse ?" et j'ai répondu : "Oui" (rires de RD). Nous avons donc commencé les répétitions le lundi d'après. J'ai donc commencé à travailler avec Alec Guiness et nous avons joué huit mois au Haymarket en 1971.
RD: Comment était-il en tant que collègue sur scène ?
JB: Il construit ses rôles comme une mosaïque.
RD: Ha ! Des petits bouts d'observation ? Des morceaux de …
JB: Une mosaïque raffinée.
RD: Je vois, fascinant ! Bien, je vous amène à Carmen et à Maria Callas dans ce cas précis !
JB: Oh, vous nous y amenez !
RD: Je… Je peux réellement… euh…
JB: Bien sûr, c'est ma chanteuse préférée !
RD: Vraiment ?
JB: Eh bien, j'ai assisté à deux productions, celles, formidables et célèbres qu'elle a données à Covent Garden et Zeffirelli, bien sûr, qui est un grand ami à moi, a réussi à me faire entrer et je ne les oublierai jamais aussi longtemps que je vivrai. Elle n'était pas seulement une magnifique chanteuse, elle était une remarquable actrice – comme l'était Tito Gobbi – et ce furent deux soirées que je n'oublierai jamais aussi longtemps que je vivrai.