En 1981, nous explique-t-il, les dirigeants des cinq grandes sociétés de télévision indépendantes britanniques peuvent encore montrer ce dont ils ont envie. Et par bonheur, ils ont une exigence culturelle certaine ; leurs sociétés adaptent beaucoup de classiques, ce qui leur apporte un très grand prestige, même si elles produisent aussi des thrillers, des comédies de situation, des feuilletons, qui leur permettent d’engranger des bénéfices et "paient les factures". Sir Denis Forman et David Plowright, donnent donc le feu vert à Michaël Cox.
Cox est un lecteur assidu et passionné de Conan Doyle. On se rend compte, en lisant son ouvrage, qu’il connaît chaque histoire à la ligne près. Le critère qui revient constamment, comme un refrain, lorsqu’il juge une adaptation, c’est la fidélité. Au dénouement de The Naval Treaty, Percy, à qui Holmes a rendu le précieux document, danse de joie ; Cox conclut, avec une satisfaction évidente, que c’est exactement ce que décrit Doyle. Il se réjouit que dans the Speckled Band, rien de l’histoire originale n’ait été changé, alors que d’autres fois, l’adaptation a été plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre. De plus Cox est extrêmement attentif aux détails ; c’est un observateur minutieux qui repère le moindre élément discordant, comme les fils électriques modernes près de la cheminée dans The Abbey Grange.
Et il s’appuie sur une équipe animée des mêmes dispositions. A l’aide des 250.000 livres qui lui sont allouées, il entreprend de reconstruire Baker Street à Manchester sur un dépôt ferroviaire désaffecté où est déjà reconstituée Coronation Street. Les designers se plongent dans l’étude du Londres victorien. Cox, son assistant-producteur Stuart Doughty et Nicky Cooney, chargé de recherches, relisent les 60 histoires et relèvent les vêtements et accessoires utilisés par Holmes et Watson, leurs habitudes en matière de nourriture, de boisson, de tabac, leurs caractéristiques physiques, leurs expressions favorites, leurs traits de caractères… L’ensemble de ces précieuses observations est rassemblé dans un guide, The Baker Street File.
Cox recrute un excellent scénariste, John Hawkesworth, qui l’aidera à en choisir d’autres, et apporte naturellement le plus grand soin au choix de l’acteur qui incarnera Holmes. Jeremy Brett lui semble avoir toutes les qualités requises, y compris la formation classique : "For the Hamlet of crime fiction, you need an actor who has played Hamlet". Brett est un partisan aussi passionné de la fidélité canonique que Cox lui-même : il lit, relit, souligne les histoires originales, les compare aux scripts, et réfléchit profondément au personnage qu’il incarne. D’après Dame Jane Conan Doyle, c’est le seul acteur qui l’ait régulièrement consultée pour lui demander son avis sur les adaptations des récits de son père.
Dans The Dancing Men, bien que gaucher, Brett se contraint à écrire de la main droite parce que Holmes est droitier, et s’il se livre à une sorte de ballet sous la fenêtre en cherchant la douille perdue, ce n’est pas par affectation, mais parce qu’il se met dans la peau de Holmes, soucieux de ne déplacer et de n’écraser aucun indice. Les deux champions de la fidélité s’affrontent parfois au nom de la fidélité même. Brett refuse que le "discours de la rose", dans The Naval Treaty, soit supprimé comme l’aurait souhaité Cox, qui y voyait une digression inutile et mal amenée. Brett aurait voulu aussi garder la remarque que fait Holmes, dans le train, au sujet des écoles qui sont selon lui les phares éclairant l’avenir ; mais là, Cox n’a pas cédé, car depuis le wagon à trois côtés tracté sur route que l’équipe avait bricolé, il était impossible de montrer ces édifices.
Comme il n’y a pas d’énigme à résoudre dans The Final Problem, Hawkesworth y développa l’affaire française en se basant sur un fait réel, le vol de la Joconde en 1911. Ainsi, il musclait le récit et justifiait la haine de Moriarty. Brett s’opposa farouchement à cette modification du texte de Doyle, avant de se ranger à l’avis du producteur et du scénariste. Quant à Cox, il désapprouve le saut de joie de Brett à la fin de The Second Stain, ou son geste de poser affectueusement la main sur celle de la maid bouleversée de Silver Blaze, parce que ces manifestations lui paraissent plus brettiennes qu’holmésiennes. Elles se justifient pourtant, du point de vue de Brett, comme moyen de montrer les « fissures dans le marbre » dont semble fait Sherlock Holmes. Heureux temps que celui où deux artistes, également dévoués à Conan Doyle mais obéissant à des logiques différentes, ferraillaient pour la fidélité à l’œuvre originale !